François Le Douarin : Cela doit être un peu difficile ?

François Da Ros : Ah ben oui. C'est pour cela que j'ai jamais eu…

François Le Douarin : Ça, tu ne peux pas te le permettre dans le cadre d'une prestation, où tu as engagé des frais, tu achètes du papier, etc.

François Da Ros : Oui, mais alors, tu vois, j'essaie dès le départ… d'ailleurs, il y a des gens avec qui je ne pouvais pas travailler, je disais tout de suite quand je voyais qu'on ne pouvait pas s'entendre : " Si vous m'apportez une maquette, que je comprends, je l'exécute. Mais tel qu'on est parti là, je ne vois pas ce que je peux faire, puisqu'on ne s'accorde pas. "

Je savais que j'étais catalogué comme un emmerdeur, j'ai envoyé des quantités de gens en disant - ce n'était pas péjoratif - : " Je ne comprends pas ce que vous voulez faire. " Il y a des gens qui sont incapables de jouer le jeu : ils te demandent tout, parce qu'ils ne sont pas contents de ce qu'ils ont fait et ensuite, ils se permettent de tout critiquer. Je n'ai jamais dit à un client que c'était bien alors que je pensais que ce n'était pas bien.

Je me suis fâché avec un libraire, une femme libraire, qui m'apporte un livre, une maquette impeccable, faite en Univers 56 corps 48, en biais, dans le penché de l'Univers. Son mec, comme on dit, avait mis en page. Je lui ai dit : " Est-ce que vous êtes contente de votre maquette ? "

Elle me dit oui.

Je lui dis : " Chez moi, vous vous trompez d'adresse, parce que pour vous faire ça, je vais acheter du plomb, cela va vous coûter cher pour rien, et un jour on vous dira : Da Ros vous a possédée, il fallait faire ça en offset. Vous avez une maquette, il n'y a plus qu'à la prendre en photo. "

Je l'ai envoyée chez un confrère, dans la vallée de Chevreuse ( je lui ai envoyé quantité de clients comme ça, il ne l'a jamais su). La personne a été fâchée parce que je n'ai pas voulu le faire en typo.

François Le Douarin : Elle tenait à ce qu'il y ait le cachet " typo ".

François Da Ros : Voilà, le cachet " typo ". C'était faux, tu vois.

Martine Rassineux : Pour les gens, la typographie, dans ce cas-là, est artisanale. C'est la qualité, produit de luxe…

François Da Ros : Moi, je dis toujours, on fait en typo ce qui doit lui revenir, à la typo.

Martine Rassineux : … c'est or massif.

François Da Ros : Quand on a d'autres moyens, tu comprends…

François Le Douarin : Cela signifie que si on a déjà un modèle avec sa cohérence, cela ne sert à rien d'aller plus loin ? Vous - je dis vous, les typographes - vous auriez davantage pris en compte un aspect de la découverte qui existe davantage dans une démarche typo?

François Da Ros : Voilà.

François Le Douarin : Peut-être que tu n'aurais pas forcément mis le texte en biais ?

François Da Ros : Si on avait fait cette maquette ensemble, avec le plomb, d'abord, on aurait vu qu'on ne pouvait pas tout faire comme lui, parce que les chasses il les a arrangées. En typo, la chasse est immuable, tu peux interlettrer un peu mais tu ne peux pas enlever. Donc, déjà sa maquette n'était pas aussi léchée que cela. Petit à petit, on aurait été ailleurs. Il aurait remis en cause de lui-même son projet, le métier voulant qu'il se remette en cause. Tandis que là, en le faisant, je l'aurais remis en cause arbitrairement. Il aurait été déçu parce qu'il n'aurait pas fait le passage.

François Le Douarin : Elle aurait été écartelée entre son typographe et son homme. Elle aurait dû s'engager. Difficile. (rires) Il a dû faire ça avec XPress ou un logiciel du genre. C'était en quelle année ?

François Da Ros : C'était en 92…

François Le Douarin : Oui, c'est sur Xpress…

François Da Ros : Quand on s'est revu avec la femme, qui n'était plus avec son copain, elle me faisait toujours un peu la gueule.

François Le Douarin : C'est un affront ?

François Da Ros : J'ai dû faire un affront. Pourtant, j'ai été très gentil, j'ai dit : " Non, vous savez… "

François Le Douarin : Si ça se trouve, elle a dit à son entourage : " J'ai présenté ça au typographe, et il a été vexé… "

François Da Ros : Elle a arrangé ça comme elle a voulu…

François Le Douarin :(rires) Je plaisante…

Martine Rassineux : C'est une histoire policière, autour d'un simple fait divers…

François Da Ros : J'ai eu un gars, aussi, qui était vraiment pas mal. Il voulait faire un livre. Quand le sujet est intéressant ou lorsque l'on m'appelle avec insistance, je peux parfois faire un essai avant le devis. C'est ce qui s'est passé pour lui.

Le gars voit une page : " Tiens, c'est pas mal. " Il me dit : " On continue. "

Je lui dit " Maintenant, on va passer au devis, je ne peux pas continuer comme ça."

Il s'est fâché.

Je sentais que son texte " devait être mystérieux " ; il en faisait un mystère. A la composition j'ai très bien senti qu'il s'agissait d'une double histoire dans les mêmes lignes et ça, je l'ai fait ressortir en typo. Il a compris que j'avais un peu démystifié ce qu'il pensait être un secret. Je crois que je l'ai un peu vexé comme ça.

On a des caractériels, tu sais.

De même qu'une fois, les premiers caractères que j'ai achetés, c'est un lot : mon premier Garamond, mono d'ailleurs. Le type, c'était un vieil imprimeur, il vient me voir - il m'avait revendu divers matériels - et dit :
" Monsieur Da Ros, je suis âgé, j'aimerais que vous me fassiez mon faire-part de deuil. Je sais ce que vous faites. On travaille ensemble dessus et il n'y aura plus qu'à mettre la date.

" Je lui dis : " Je ne peux pas. Je ne travaille que dans le vrai. Si vous êtes mort, je vous connais suffisamment ; on vient me voir et je peux faire quelque chose, parce que cela représentera l'image de vous, encore. Mais là, je ne veux pas que vous mourriez après avoir réalisé le faire-part. Je ne peux pas."

Il s'est presque fâché. C'est fou, quand même.

François Le Douarin : Du coup, il n'est pas mort.

François Da Ros : J'espère pour lui. Ce n'était pas comme ça, pour rigoler, c'était fait sérieusement.

François Le Douarin :Il voyait autre chose. C'est un contresens. Il pensait vraiment vous faire un hommage.

François Da Ros : Il était vraiment dans ces trucs-là. Il a dit : " Seul le prête saura que tout est chez vous. "

François Le Douarin :Cela avait une valeur symbolique importante.

 

François Da Ros : Ah oui, mais je ne voulais pas. Quand, de ton vivant, tu fais ton faire-part, cela veut dire que tu as déjà laissé tomber quelque chose… Il saisit le livret de KACEROV. Pour te dire les phases que cela a demandées. Je voyais ça en noir, au début. Tu vois ce que ça donne ! D'un seul coup, je me suis dit que ça n'allait pas, il fallait qu'on soit en blanc, avec la même légèreté. J'aurais fait une maquette au départ pour l'exécuter, j'aurais échappé…

François Le Douarin :Parfois, cela doit être cruel d'arriver à 70 % du processus et de se dire que c'est une impasse.

François Da Ros : C'est cruel pour quelqu'un qui a appris dans une école d'art graphique qu'on fait une maquette et qu'après on l'exécute. Mais ce n'est pas ça. Il faut abandonner certaines idées reçues. Il faut aller plus loin, sinon t'obtiens un produit, qui peut être créatif, mais ça ne possède pas cette dimension : c'est ce que ça devait être.
(KACEROV), honnêtement, je ne vois pas ce que j'aurais pu ajouter ou enlever.

François Le Douarin : Cela a été teinté ?

François Da Ros : Non, il est comme ça à l'origine, le papier. Il y en a de plus ou moins brillants. Cela dépend des passages. Là c'est moi qui travaille, parce que le papier s'allonge, quand tu mets de l'eau là-dessus,
ça ouvre toutes les failles. Après, le souci premier c'est qu'il ne faut pas trop plisser pour qu'on puisse quand même lire… J'aurais fait ça en cuir, cela aurait été plus facile. Tu n'as pas le même séchage. Moi j'appelle ça une reliure d'art en papier. C'est vraiment du beau travail ; ce n'est pas parce que je l'ai fait, mais parce que je ne peux pas aller plus loin. Je peux faire autre chose, après, tu vois.

François Le Douarin : C'est un très, très bel objet. C'est vraiment un présent. Tu vas l'ouvrir et découvrir plein de belles choses dedans.

Martine Rassineux : On a eu de la chance, aussi d'avoir la liaison avec ces trois papiers. C'est inespéré. Le clin d'œil au cuivre, la mine de crayon…

Créatif : qui porte en lui les germes de la création, mais cette création n'a pas éclos…


François Da Ros :
Je n'ai jamais vu, au cours de mon professionnalisme en tant qu'imprimeur, un livre où il y a plusieurs artistes qui sont dedans… Enfin, si, j'ai fait des livres avec plusieurs artistes : ils donnent leurs planches, on met un texte et puis on fond tout ça. Mais, là, les deux artistes sont devant un livre et elles oublient complètement leur ego. Cela a toujours été fait dans la joie. La seule opposition, enfin, ce n'est pas vraiment une opposition, c'était plutôt : " Non, non, je préfère autre chose… " Voilà de quoi il s'agissait. Quand tu ouvres, tu vois, c'est écrit ici de la main de chacun… (à l'intérieur du coffret, les signatures manuscrites des trois auteurs) J'avais eu l'idée que pour l'exemplaire de chacun, les signatures des deux autres soient écrits à l'envers, comme dans le baroque . Et puis " …Bof, cela n'ajoute pas tellement de chose… ". Pas de problème, cela ne change rien, finalement.

Martine Rassineux : C'est quand même difficile, pour quelqu'un qui travaille avec nous, qui n'est pas en permanence nuit et jour avec nous, de suivre l'évolution de la pensée du livre, il faut avoir l'esprit drôlement mobile. C'était une personne géniale, très mobile d'esprit, pas du tout possessive dans les choses, très dans le partage, généreuse. C'est important.

François Da Ros : Cela n'a l'air de rien, une fois que c'est fait, mais si tu savais le nombre de pièces qu'il y a là-dedans, pour ajuster la fermeture , il faut d'abord une pièce comme ça, puis ensuite, à l'intérieur, tu ajustes. Je saisis Anakatabase volume 1, qui est sur la table. L'ouvrage est dans un boîtier, parfaitement ajusté.

François Le Douarin : Je peux le sortir ?

François Da Ros : Oui, oui, c'est fait pour ça. Je ne sais pas s'il est complet.

François Le Douarin :J'ai peur d'abîmer…

 

François Da Ros : (il le prend et l'ouvre) Oui, alors, ce livre, tu vois, a été fait… c'est donc le premier livre. Volume 1 des éditions Anakatabase. Je le voulais dans la simplicité, mais en même temps, une très grande ambition : qu'il tienne dans la main, comme un livre sacré. Qu'on ne soit pas obligé de le poser sur la table. Tu as toute la blancheur.
Il est fait sur papier de Chine. J'avais acheté un lot aux Puces, à l'époque. Ça c'est du papier de paille à la chaux, entièrement fait dans la tradition…
Ah il n'est pas complet… tu vois, il manque le volet, il manque ta gravure. On va en prendre un autre.

Martine Rassineux : Attends, je vais en chercher un autre…

François Da Ros : Il manque la gravure, elle doit être retirée…

Martine Rassineux : Tu l'as retirée ?

François Da Ros : Elle doit être quelque part… je vais en prendre…

Martine Rassineux : Non, j'en ai un… Elle monte l'escalier

François Da Ros : C'est intéressant, le travail que tu fais…

François Le Douarin : Je ne sais pas si c'est intéressant… Du point de vue de la présentation, j'ai fait un système qui a sa cohérence pour pas mal d'entretiens. Il y aura deux colonnes. Celle de gauche qui comporte la retranscription la plus fidèle de l'entretien, en langage parlé. La colonne de droite, en regard, comportera soit les commentaires, soit des définitions de certains termes parce qu'en ethnométhodologie, il y a un aspect important qui concerne l'indexicalité, c'est-à-dire les expressions qui ont un sens local, particulier aux groupes observés.

François Da Ros : Ah oui…

Martine Rassineux revient avec un autre exemplaire du livre.

François Da Ros : Voilà, j'aime bien que tu le feuillettes, parce que, si tu veux, dans ce livre, c'est ça que je veux montrer …
Le colophon est au début, parce que lorsqu'on entre dedans et qu'on arrive à la fin, on ne peut pas avoir le colophon après ; ça casse tout.
Tu vois, la fragilité, la transparence qui préfigure déjà le troisième volume. C'est en musique.
(Il montre la page de garde) Ce qui est très important, c'est ça:

en hommage au Sacré d'avant le Temps du Signe et du Verbe

Parce que, des fois, quand tu lis tu fais ça pour bien comprendre (il tourne les pages d'avant en arrière et inversement ). En fait, c'est ça qui est important, ce retournement, quand tu avances et que tu retournes… L'être humain fait un cycle, de toutes façons. Quand il arrive à la fin, il passe au creuset pour renaître. C'est ça, c'est la symbolique que j'ai voulu faire. Cela se retrouve à la fin, où il y a tous les traducteurs.