L'avènement de l'imprimerie au XVe siècle a permi à un plus grand nombre - de nos jours à toutes celles et ceux qui veulent s'en donner la peine - d'accéder au savoir et
à la culture. Ces quarante dernières années les progrès techniques dans la fabrication d'un imprimé ou d'une image sont tels que chacun peut avoir chez soi "son imprimerie personnelle".
Dans toute activité humaine, il y a une technique à acquérir

pour ensuite apprendre à faire. La maîtrise d'un logiciel, aussi complexe qu'il soit ne nous donne ni le savoir, ni l'expérience, ni la compétence que réclament la réalisation d'un livre, la conception d'une affiche, ou de tout autre imprimé.

Le même problème se pose pour la typographie au plomb mobile. Composer un mot, une ligne, deux, trois... puis une page, est à la portée de tout débutant. Entrer dans
le livre, composer lettre à lettre un texte en modulant en orientant ce qui doit l'être (blancs, espacements, corps, graisse, etc.) et conduire le livre à son terme, sans le surcharger, c'est déjà faire preuve d'un certain savoir.

Dans une autre étape, mettre en scène un texte et le faire chanter c'est prendre en
compte divers paramètres subtils et sensibles qui échappent à la mathématique d'une
esthétique convenue à l'avance. Cela s'appelle la compétence - que le typographe
acquiert tout au long des jours par l'expérience des divers travaux qu'il a été amené à réaliser. Le fondement de cette compétence est une capacité de raisonnement forgée à partir de ces expériences vécues dans le passé pour résoudre plus efficacement les
difficultés qui se posent à lui à un moment donné.

Quelle que soit l'activité à laquelle l'homme se livre, cette compétence s'enrichit
chaque jour par l'apport de nouvelles bribes de connaissances, et cela tout au long de
sa vie professionnelle.

Le jour où le compositeur-typographe accède à l'état de compétence, le lettre-à-lettre
de la compo manuelle se fait machinalement, sans effort, alors que simultanément,
l'esprit libéré assiste dans le composteur à la genèse de chaque mot. Un point... un
trait... la lettre... les préfixes... suffixes... particules...les emprunts aux langues
mères... etc. Un mot vient de naître... le deuxième mot... le troisième... un sens
apparaît déjà... modifié par le mot suivant... jusqu'à l'élément final et le sens voulu
par l'auteur. Dans cet authentique voyage initiatique, le typo croise à un moment
donné l'auteur et son destin et ils voguent ainsi de concert comme sur un nuage. Les
constructions d'apparence complexe deviennent limpides. Le typo partage alors les
hésitations, les états d'âme, les regrets et les aspirations de l'auteur. Le mot au bout
de la plume disparu tout à coup et remplacé par une béquille... le téléphone qui sonne,
la fougue, la transe, les pirouettes et la lassitude aussi... autant d'éléments dévoilés
dans le secret et l'intimité du lettre-à-lettre.

Il est arrivé au typographe, emporté par le courant d'un poème d'apparence obscure de
changer involontairement un mot à lui imposé malgré la copie... et conservé par
l'auteur !... Dans ce poème et pour l'éternité l'amour désormais sourd. Cette symbiose
ne se fait pas sur commande. Elle requiert de la part du compositeur-typo la faculté de
s'oublier, de mettre en sourdine ses propres aspirations à lui dévoilées par ce texte qu'il
découvre, et de le faire sien... A ce moment-là seulement il voyagera côte-à-côte avec
l'auteur dans une intime réciprocité où celui des deux qui triche à le nez qui rougit.

Lorsque le typo compose ainsi ses propres textes, le même voyage recommence... Il
redécouvre ses écrits comme s'ils lui étaient inconnus. Et si le téléphone a sonné et
qu'une béquille a remplacé le mot envolé avec la sonnerie, il n'est pas rare qu'à ce moment-là le mot rétif, égaré et vainement recherché, ne vienne s'imposer de lui-même
dans le composteur.

Il me semble... j'aime à penser... je revendique cette foi... que dans ces instants-là le
typo accède pour quelques moments privilégiés à cet espace mystérieux où puise tout
créateur. Espace clos mais sans limites - abri du Grand Secret, qu'aucune science
humaine - jamais ! - ne pourra démontrer. Seuls l'artiste et le poète en ont l'intuition.

FRANCOIS  DA  ROS
juillet 2002.