Georges  Guillain
professeur de lettres - poète
Il a fondé le Prix des Découvreurs de Poésie
et anime la série des Rencontres-Lectures des Pipots à Boulogne-sur-mer dont il est originaire.
 
Il est l'ami de nombreux artistes et écrivains dont il s'efforce defaire connaître le travail dans la Région Nord-Pas-de-Calais, où il tente également de mettre en relation différents partenaires culturels. Dans  l'Académie de Lille, il travaille dans le cadre de la Commission Lectures-Ecritures Créatives à promouvoir l'entrée de la littérature actuelle vivante dans les établissements scolaires.
Il collabore épisodiquement à La Quinzaine Littéraire et produit des textes d'entretien avec les auteurs qu'il reçoit pour différents partenaires dont l'Université du Littoral. Il participe régulièrement à différentes lectures publiques.
PUBLICATIONS

Vignettes   petites encres noires pour paysages bien    tranquilles : Unimuse (Belgique) Prix Casterman 95
un seul jour sans rimbaud  éditions P.P.P. Prix Arcadia    1997
comme existé…  éditions Ecrit(s) des Forges (Québec)
   1997
l'Hiver est une main précise   Ecrit(s) du Nord
   2000

Diverses publications en revues : Le Mâche-Laurier - Triages    Aujourd'hui-Poème, Mensuel littéraire et poétique - Rehauts    Rétroviseur - Lieux d'être - Estuaire - Autre Sud …

EXTRAITS  DE  CARNETS  DE  BORD  (2000 - 2002)

  1.
Ma poésie n'est pas de l'ordre de l'expression. Donc de la traduction. Est travail exploratoire.
Ma méthode : partir de quelques mots, d'une expression, lus, entendus ou bien qui trottent dans ma tête et rassembler autour, ou seulement à côté, d'autres mots, mouvements de langue, en me laissant porter par leur richesse de suggestion. M'appuyer de plus en plus souvent sur l'ouverture que me donne le dictionnaire : significations négligées sur le moment, oubliées, inconnues qui ouvrent alors des pistes nouvelles, déplacent les perspectives, se mettent à constituer des constellations de sens dans lesquelles commence à s'approfondir s'enrichir la portée du poème.
Critères alors : avoir au moins une intelligence partielle de la cohérence de l'ensemble et sentir en soi une participation émotive forte. L'une pouvant éventuellement compenser l'autre.
Pense de plus en plus à un travail de modelage. Celui du sculpteur sur l'argile ou la terre préalables . Avancée au début à tâtons. Angoisse à chaque fois de sa médiocrité. De l'impuissance. Stupeur et jouissance finale d'y être arrivé malgré tout. D'avoir su orchestrer tout ça. Et que ça, finalement, sans le chercher, nous révèle si bien. Poème = révélateur car justement fondé sur ce qui trouve en nous écho profond, non avoué directement, non superficiellement conscient. Ecrire fait affleurer les couches de conscience enfouies. Comme un peu autrefois, pour moi, les tarots. Méthode divinatoire de soi. Peut-être aussi du monde.

  2.
Besoin encore de m'inscrire dans une tradition. De faire résonner la voix dans l'espace non d'une époque fugace, oublieuse et légère mais d'un temps moins mobile ingrat et volatile. Un temps qui soit plus vrai. Et qui résiste. Mais la condition est aussi de ne pas imiter. Et simplement reprendre. N'est pas non plus naïvement de plaquer une touche moderne. La solution est sans doute encore de s'efforcer de sentir. Sentir au plus profond. Si la note est trouvée dans l'accord et dans la discordance. Appartenance et liberté. Indépendance et reconnaissance. Entre l'apparente sérénité conquise des grands textes, leur puissance d'exister, et le non moins apparent désordre, arbitraire, des formules tentées. Ces formes qui aujourd'hui s'imposent avec l'évidence d'un patrimoine universellement reconnu furent précaires aussi, balbutiantes, osées.

  3.
Jusqu'ici, on est sorti de l'école avec l'idée que l'artiste, et l'écrivain surtout, avaient vocation à exprimer l'universel, et à réconcilier éthique et société. La grande figure de Hugo et sa définition du Poète-Mage, ainsi que celle du Zola de J'Accuse étaient, pour l'institution, les 2 grands référents sur lesquels appuyer cette conception qui se voulait indiscutable.
Il semble qu'aujourd'hui on assiste à une dilution de cette image. D'abord, dans la conscience de l'artiste et de l'écrivain lui-même. Il n'y a plus qu'Elie Wiesel pour faire encore un peu semblant d'y croire. On a appris que l'art et la littérature ne sont que des bricolages, soutenus par des appétits plus ou moins féroces de reconnaissance, des procédures particulièrement complexes de rééquilibrage psychologique pour certains et non des moindres, que le lecteur aussi ne faisait que s'y lire lui-même, etc. au point que rabattue de plus en plus maintenant sur l'individuel et sur la technique, la création voit son espace redéfini. La mode aujourd'hui est d'y voir un espace de plaisir, de jouissance, d'accomplissement de soi, ce qui bien entendu n'interdit nulle intrusion dans le domaine éthique ou politique, mais en oblige à reconsidérer la portée. Peut-être que dans le vide aussi du religieux, la littérature joue pour certains le rôle que jouait autrefois les Exercices spirituels, rôle de construction de soi par soi, pour mieux apprendre à résister au siècle c'est à dire aujourd'hui au Monde. D'où, abstraction faite des considérations alimentaires, la prolifération des ateliers d'écriture et la tendance à l'apparition progressive d'un nombre de plus en plus élevé d'écrivants et de plus en plus réduit, proportionnellement, de lecteurs.
Reste pour l'école alors à s'adapter. Faire entrer la littérature sous une forme moins rigide. Impressionnante. Sacralisée. Y faire voir les jeux et les enjeux. Mais aussi initier aux jongleries multiples des formes et des sens. Montrer surtout, non que la forme c'est le sens comme on l'a répété bêtement, mais que c'est par la forme que le sens est ou non opérant, qu'il entre en nous et nous travaille. Considérer l'œuvre et même tout langage comme un virus. Avec ses degrés de dangerosité, ses modalités de transmission, sa résistance au temps, son champ d'action etc.
Les études de forme n'ont malheureusement rien à voir avec la triste " mécanisation " de la littérature à laquelle nous avons assisté le plus souvent jusqu'à présent. Ah, ce travail obligé sur les figures de style. Ces listes interminables et leurs exercices joints, dans un bazar d'extraits dont pas un n'avait la chance de pouvoir signifier vraiment. La littérature ne peut se limiter à ses effets de surface, à son habillage poétique ou rhétorique. C'est qu'il faut oser s'en prendre à la chair même, au souffle, à la respiration, à tout son registre sourd qu'il faut donner à entendre, non pas uniquement sur le mode intellectuel, comme on épinglerait des papillons. Non, un beau texte n'est pas un texte mort. Il réclame qu'on le fasse revivre physiquement, émotivement, charnellement en soi. Qu'on en éprouve en partie la passion, la tension, qu'on en porte aussi la part d'inachevé, l'inédit, l'indit, qui l'amène à se fracturer sur les bords du langage.
Le texte aussi n'est pas posé comme un objet de musée sur une console de marbre. Il combat, se débat dans un champ bien précis : bloc d'énergie qui dit la lutte avec le temps, le conflit des représentations, la sensation parfois d'être étouffé par le langage, la nécessité alors de la provocation avec ses issues quelquefois dérisoires.
L'école, quand elle ne se place pas délibérément au centre de tout ce jeu de forces, conduit à la valorisation, pour le présent, d'une littérature de connivence facile dont la preuve par excellence, est le succès rencontré auprès d'elle par les fameuses Petites gorgées de bière , à une littérature idéologiquement soumise et mollement contestataire, des positions prédigérées, " téléramatisées ".
Et c'est bien là la preuve de son inefficacité : dans ce fossé entre sa prétention à se mesurer, pour le passé, aux plus grands textes de la culture occidentale, et son incapacité à discerner pour le présent autre chose souvent que les petits objets de mode, à s'affranchir aussi des diktats publicitaires.
Quelle aire sociale alors de réception pour une poésie de ce temps qui ne soit pas alignée sur les attentes terriblement simplificatrices que jour après jour modèlent les médias, si justement l'école n'agit plus, sinon sur l'ensemble de sa population, mais même sur sa frange la plus avancée, les " littéraires ", comme un ferment d'exigence, les immergeant dans le sens, lui donnant tout son relief problématique ?
On peut se montrer de plus en plus pessimiste. On voit bien monter de nouveaux pans de poésie racoleuse. On voit bien le pari tenté par certains de la faire mousser en spectacles ; lui donner ce caractère " convivial " hors duquel aujourd'hui on semble renoncer à faire exister toute forme de création artistique. Tout n'est pas forcément à jeter dans ces initiatives. Mais y est-on vraiment si loin de ce petit " supplément d'âme " si fortement vilipendé, à juste titre naguère, et qu'on réintroduit simplement sournoisement ainsi, sous la forme laïcisée de la participation collective et du plaisir passager. Ce en quoi, on ne fait que suivre la philosophie dominante de l'époque, c'est à dire les lois fondamentales du marketing
.

  4.
On se souvient que Mallarmé fixait à la poésie l'objectif (entre autre) de " suggérer l'idée suave ". En termes platoniciens l'expression est peu intelligible : l'idée étant précisément ce qui, par l'activité d'abstraction propre à l'intelligence, s'est affranchi du sensible. Il n'y a pas en bonne philosophie, pour Platon, et pour un strict rationalisme, d'idée suave. Mais c'est peut-être cela la particularité de l'entreprise qu'on qualifie toujours de poésie. Alors que tout le travail de celui qu'on appelle " intellectuel " est de s'arracher du sensible pour atteindre à l'idée, celui du poète est au contraire de penser à travers le sensible, par le sensible, non certes en habillant sa pensée de rythmes et de sonorités agréables, ni en l'embellissant d'images, mais en prenant directement corps et effet dans ce sensible.

  5.
La difficulté est que précisément, il n'y a pas d'expression directe du réel, et très peu même de l'affectivité .
 

 

campagnes proches

on parle à petits coups lampant sec
des liqueurs de cassis au comptoir des bistrots
la chair ardente à barguigner confiante encore en elle
vents souffles et bouffées courbant rames rameaux
cernent lescarrés d'herbe tombent les fruits noircis les
linges suspendus dans les maisons voisines
ont l'air aussi de vouloir s'arracher de lorgner
les collines pays qui bouge éberlué
parmi ses barbelés et détalerait presque
à chaque petit verre

sans demander son dû

reste après dans le noir de l'été

vieux chat maigre flanqué hors - journée comme
une canne qu'on ébarbe et couleurs décampant
à toutes pattes vers d'autres feux des pailles
étables bien garnies du souvenir des bêtes élevées là
s'indignent alors dans les cours les coqs mais quoi
le ciel sert de cage aux oiseaux s'enroue tombe sur
nous surprend

la pluie cajole au reste

campagne est le fond lent de la tristesse
un vrac aussi de fleurs roses fuchsias
par un gros jaune émoustillé l'employé
passe étudie la poussée blanche du trèfle dans
les herbes prépare ses combats mécaniques
tandis que sous ses pas craquent les trémières
brûlées on remise le temps le temps qu'un chien
perdu flaire un vélo d'enfant oublié là
pour d'autres jeux et l'après-midi passe entre
les branches chromées un bout de ciel jauni poissé d'
un peu de pluie

voyage

Ces trois poèmes sont extraits d'une suite parue dans Le Mâche-Laurier d'octobre 2000. Ils sont dédiés à Pascal Commère.

italiques

tellement vous au bleu cœur

attendu de juillet ne portant sur vous belles qu'ombres dorées
qu'on dirait peintes bijoux bagues et soies                    [chairs
à la terre jetés froissées ainsi toutes les herbes où
faire vos seins se tacher vite de rouge vert fesses
se fendre comme pour éprouver la peine plus légère
d'attendre que passe après l'ennui de la morne raison
sur vos corps sus baisés vous caressées par cœur viendra
la journée longue où belles ne porter sur vous
que froid que neige bruine bas rouges vos
joues blanches

les os dessous
à foison

aussi flopée d'oiseaux

par champs minces funèbres messagers d'hiver
la terre à cru fouillant aux vers le noir des mottes tout
le soir engouffré déjà dans nos yeux lourds d'être quittés
si tôt par la lumière dire qu'on l'avait crue
les mains sur nous brûlantes la bouche agenouillée couvrant
de pur désir nos ventres et l'herbe bien lavée et fraîche pour
le jour et nous roulant en elle l'enfouissant sous ses ombres
quoi se referme alors qu'on est là dans ses bottes avancé
dans l'été frileux sous les collines et qu'on n'ose
approcher l'espoir déjà fauché d'une journée plus belle
à contempler comme au bord d'une obscurité d'où
crissent les corbeaux cailloux le chant sinistre

des corneilles
(romaines)

Ces deux poèmes inédits sont dédiés à Jude Stéfan.

 

Quelques poèmes de la mer

parce que c'est lumière

aujourd'hui sur la ville elle éclabousse et le buste de la
mer surmontant tout l'audace alors qui donne envie de
mordre au goût salé s'élever dans les rues bien au-
dessus des tuiles rouges qui se balancent sur le port
oui ! quelle énergie mer inlassable rameuse a soulevé
nos ancres et pour les os blanchis ces hanches qui
émergent écume et bave et bras et muscles et sourire

venus

si fraîche tant aimée à pas lents

mais aujourd'hui frappée sur enclume de gemme
effarouchée de mouches nuque basse ployée sous
brodequins de l'air idole blanche et nue devant
creusant les reins plantant sur nous sa fourche ô
traverses de craie entre les parasols leur avancée cupide
et loin dalle disjointe enfin

la mer

n'est maintenant qu'un

point brûlant de briques rouges d'où regarder à terre
l'éboulis des maisons sur la pente un peu raide et les
brebis fin août quand buissons de prunelliers ronces
laines s'empourprent et que la même défaillance le
même sursaut de lumière oui décevant et soutenant la
vue restent l'ardeur encore à se dresser du corps
loisible et nu la joie franche accueillie sans naufrage


à bon port

mugis sel et dessous

roule nos corps de plage vague ô longuement assouplie
des dunes mufles d'écume au fond paissant le bleu
miroitement partout de la lumière et pour conduire à
l'eau ce troupeau d'heures calmes marque ce jour
intense consenti là dans les orpellières du soleil brun
des joncs

sable durable de la mer

abonde alors en sel jatte large

et vent frais sur la mer un soir aspirant ciel et terre
innombrables marées dans une vie moins difficile à la
terrasse des cafés baigneurs mêlant leurs ombres à
d'autres ombres balnéaires écroulant dans le noir le
poids terrible des bastions brise à venir

puis grain

et versé

soigneusement le vin sur les racines aurons membres
de bois serons rhubarbe noisetiers et jardins sur la mer
en longs longs coquillages striés par chaque brèche des
pavés ornière épine ou ronce puis rejoints par la nuit
dans l'orgueil de marcher de reconstruire l'autre
harmonie du monde alors tangage imprévisible et
rafales roulis la terre bonne à boire aussi à s'asseoir et

souffler

Extraits, dédiés à Pierre Dhainaut, de comme existé… (Ecrit(s) de Forges.

 6.
Pensé pendant une bien longue nuit d'insomnie, avant-hier, au caractère tendu de mes textes. Tension entre d'une part une poétique de la dispersion, du heurt (le travail de collage dans l''hiver est... : manière d'inventer l'instant comme aussi décomposé par le temps large et l'espace exagéré, vertigineux de la conscience à certains moments de sa lucidité) et d'autre part, une poétique de la concentration, du bloc (comme existé. : exigence inverse s'efforçant de faire entrer tout ce débordement d'expériences incontrôlables dans un bref moment de style qu'on voudrait impeccable, transparent et qui n'est au mieux que candide ou beau et sans doute intellectuellement innocent de la pire et plus ridicule manière qui soit.)
L'autre tension que voient aussi, mais en l'expliquant mal, A. et D., vient de l'affrontement entre le style qu'on dit habituellement " poétique " (richesse métaphorique et soulèvement mélodique, il faudrait plutôt dire phonique ou phonétique) et ce que A. appelle le neutre, c'est à dire une écriture plus blanche, qu'on dira prosaïque. Je ne cherche pas ma légitimation dans les modes qui poussent aujourd'hui justement à cette écriture basse et hygiénique. Dont je comprends bien les fondements. Et à quelles nécessités de décrassage collectif elle pourvoit. Et personnel aussi. Je pense que quelque chose de plus profond m'empêche de renoncer à ces beautés anciennes, à ces splendeurs transmises. Quelque chose qui me pousse à les affronter à la prose meurtrière, imbécile du monde, comme un vivant reproche. Non certes pour enjoliver les choses et chercher à mon tour à charmer. Mais pour provoquer par cela du malaise, mesurer poétiquement, stylistiquement, la distance qui nous sépare en fait à l'intérieur, de nos objets proclamés d'admiration, qui nous éloigne de tous les paradis revendiqués qu'ils s'appellent "beauté", "art", "amour", "progrès", "Homme", ou bien "vérité".
Je voudrais qu'on sente ce qu'il y a de profondément désolé dans ce dire. Avec peut-être un fond de jouissance amère à décevoir et tromper. A me décevoir. Me tromper ?

  6. Corps de la poésie ou poésie du corps ? (pour une intervention à la SGDL)

Il existe assurément un corps de la poésie. Corps qui à la fois la révèle et qui se constitue obstacle. Je veux dire pour commencer qu'il y a une présence matérielle de la poésie qui peut arrêter le regard. S'insinuer musique ou pas, sonore en tout cas par l'oreille. Il existe donc bien une présence sensible de la poésie, qui est comme son enveloppe charnelle de langue, le halètement plus ou moins régulier de son souffle. La hauteur plus ou moins sourde et claire de sa voix.

Peau-ésie donc !

Savoir ce qu'on fait alors de cette peau. Comme en amour, la peau est cette réalité tangible donnant forme à la main qui caresse, communiquant frisson, plaisir extase etc. , ce complexe de lignes s'imposant au désir. Mais qu'on cherche inévitablement à mordre poussé qu'on est par un besoin de possession plus douloureux et plus avide. Au delà de la peau. Je mords le corps de ce poème car sa chair en s'offrant se dérobe, sa peau en m'attirant se révèle inéluctablement barrière, me rejette à ma propre finitude d'être cloisonné dans ses sens, à jamais dissocié des autres et du monde.

J'écris.

En écrivant, j'ai l'illusion, créant ces corps d'échapper un instant à cette solitude. J'habite un moment ce corps autre. L'habite au point de décider moi-même de ses courbes et de son volume. Au point de m'y sentir inclus plus profondément encore que dans les vagues contours de mon existence quotidienne. Expérience alors extraordinaire par le détour du corps du texte de se donner plus largement à être. Une épaisseur.

Cette épaisseur de conscience que me procure le travail du texte est montée vers le sens. Portée par le désir d'un corps. Le plaisir ici qu'il génère. Corps mis à nu, toujours plus nu dans sa musique et la mise à vif de sa langue. On y pénètre happé qu'on est par sa force, fasciné par l'éclat de sa peau, de sa lettre entr'ouverte. Une illumination brève. Car après tout se retire. Le sens n'est donné que fuyant. Passager. Transitoire. A la mesure de l'embrasement, le gris de la cendre qui reste. Notre mémoire est faîte de toutes ces poussières, ces reliques nuptiales. On pense, on regarde, on ressent, disserte après sur ces tombeaux.

Platitude.

Oui platitude alors du sens, des sens dont la conscience raisonneuse ou l'esprit à lui-même présent s'encombrent. Toujours à la surface mais tangible du monde. Et qui rassure. On cause.

Inquiets parfois. Impatients.

De solitude et d'interrogation. Et de retrouver l'énergie, dans la beauté du texte et de ce tout qu'on sent autour qui nous échappe. De pratiquer ce corps à corps désespéré de vivre.
Qui est le manque.

On cherche alors de nouveaux feux.
On souffle aussi sur d'autres cendres.

Poèmes de la marche en montagne et d'ailleurs

s'avancent au pas des randonneurs

ouvrant éventails de vallées espérances flexibles
et venues de très loin des marches du silence âmes
parmi les très limpides et les irréprochables
tout au bord de la terre concilier

la marge de leur cœur
et son bâton ferré

et bleu d'on ne sait plus quel froid maintenant
qui rappelle

une maison très au-dessous déjà avec sa route
qui s'écarte et tourne dans nos pas lentement maçonnée
quand tout dans le matin porte vers les hauteurs
un sac lourd sur le dos la pierre aussi qui époumone
et dans la tête un vers lointain qu'on se répète
e au bruit de l'eau tandis qu'on regarde le monde
ou sa surface

en reculée

même assis sur la pierre elle est chaude polie

pourtant par l'eau glacée - posée devant la pointe
d'un bâton de marche qui résonne à l'avancée
toujours plus rude ou entêtée de pins teigneux
juste le temps de prendre souffle avant de s'éloigner
et d'emprunter peut-être encore une autre force
et qui rassemble à l'usure immobile des choses
leur ombre qui grandit

quand on tourne le dos

y aurait-il un air aussi pour cette solitude

qui conduit à marcher sur des vents sur des sables
à juste un peu raviver par des pas ce qu'on voudrait
savoir mais autrement du monde et pousser
quelquefois comme aujourd'hui la porte d'air
écaillée restée bleue des collines et ne plus s'y sentir
étranger maraudeur malhabile à reprendre les mots de
ceux qu'on aime et s'y réaccorder puis s'installer
dedans sans s'y laisser tomber pareil à cette pluie qui
nous parle tout bas mais sans révérence excessive des
sombres villes où nous sombrons

de roches grises en pierriers

chemins d'os ( ou d'hommes de charrons )
mais cette fois autrement dur ces mâchoires
d'un coup qui se referment comme un porche
poids d'air immense avant que la bouche n'aspire
qu'on ne parvienne enfin à redresser le corps
s'emporter hors du rouge âprement se remette
à marcher se penser comme si rien de tout cela
n'existait et ne roulait en nous


sourdement sans essieu

basses criblées insolemment de chardons
ou d'épines

et là soudain sur les hauteurs fouillis d'herbes
de miels on marche encore au bout dans un bruit
d'eau de gourdes et de pierres qui grènent
entre l'abrupt enfin du ciel l'ombre lente qui suit
le pas brûlant voulu solaire attentif à braver
cette bourrade énorme de matière autour

rugueuses les abeilles

corps aujourd'hui sincère et rude

parmi les bêtes monté droit dans l'espace capable
où tournent longuement quelques oiseaux criards
( pillards ? ) l'horizon bute là à ras de ciel et de fatigue
on se déplace dans la masse quand même
heurtés heurtant puis avivés cognant la nuque

un bleu dur bien rincé

marchant

nous n'usons pas la terre ne fatiguons
ni l'air ni le soleil l'espace où nous entrons
ne le déplaçons pas mais sommes à cet instant
parcelle aussi du feu caillou roulant du sol
puis atteint le sommet grande paroi de souffle
ailes d'oiseaux planant heurtant

les madriers de l'air
tout ensemble marchant

et sans cesse avançons et toujours

immobiles les arbres où nous entrons
chacun portant sa propre histoire et pas plus
étrangers pourtant que n'importe quel mot
dont on ne penserait jamais à rechercher le sens
si bien connu croit-on dans aucun dictionnaire
on fait confiance on sait que chacun d'eux
est à sa juste place que la forêt accorde
et ne dérobe rien qu'au moment de sortir
le monde reprendra qu'il y aura des rues
des foules et des vies et des vies sur des vies
qui croiront exister sans risquer le silence

simplement c'est cela partir à la rencontre

être ne pèse pas on n'oublie pas pourtant
ce qui se passe en bas ni l'impatience des journaux
la patience des morts on se retire seulement
de sa propre laideur pour accepter
au long d'un vrai chemin de cette haie de mûres
un lieu que l'on invente qui rétribue le pas
et continue la terre incertaine autrement

toute forme alliée

extraits, dédiés à Bernard Vargaftig,
d'un recueil à paraître : Fanes ou bien des simple.


EXTRAITS  DE  CARNETS  DE  BORD  (2000 - 2002)
 

 7.
Lu le Journal d'un écrivain de V.Woolf. Correspondance dans l'organisation nerveuse. Comme d'habitude suis assez incapable d'en retenir précisément des anecdotes, des idées bien assises. Des images plutôt dans la tête. Petites scènes de genre qui s'installent tranquillement en moi et se fondent dans ma propre expérience et ressortiront comme ça par hasard au détour d'une conversation. Comme au détour d'un texte. Cette fragilité de l'écrivain qui n'a pas vraiment de règles et qui cherche à voir clair dans son propre désir d'expression. Avance avec pourtant toute la clarté de son intelligence et de sa sensibilité vers un bout d'inconnu. Invente son chemin. Je cherche quand même ce passage de 1926 intitulé Art de second plan, à propos d'un ouvrage d'un certain Maurice Baring : "En deçà de ses propres limites, ce n'est pas de second plan, ou du moins pas de manière évidente à première vue. Les limites sont la preuve même de sa non-existence. Il ne peut faire qu'une chose, ce qu'il est lui-même ; un charmant anglais, propre, modeste, sensible ; en dehors de cela qui ne porte pas loin et n'illumine guère, tout est comme cela doit être : léger, sûr, proportionné, et même émouvant. Raconté de manière si distingué que rien n'est exagéré mais que tout est en rapport et bien équilibré. Je pourrais lire de tels livres éternellement, me suis-je écriée. Léonard me répondit qu'au bout de peu de temps on en serait malade à mourir ."

" Face à cela, l'incompréhension ou les réticences à l'égard de l'Ulysse de Joyce." Un livre inculte et grossier,
le livre
d'un manœuvre autodidacte
et nous savons combien ces gens sont déprimants! Egoïstes, insistants, rudimentaires, stupéfiants et pour finir, dégoûtants. Quand on peut se procurer des viandes rôties, pourquoi les manger crues ? " (16 août 1922 après les 200 premières pages. Voir ensuite le 7 septembre.)

A propos d'une remise de prix : " Tant d'insignifiant décorum. J'avais l'impression qu'il n'y avait pas un seul cerveau adulte parmi eux. En fait, c'était  l'épaisse et morne bourgeoisie des lettres qui se trouvait là, et non son aristocratie. "(13 juin 27)

  8.
Il y a c'est vrai un art de la représentation et un art de la signification. Bien entendu, une profonde imbrication des deux. Mais on se rend bien compte que la Théorie-Ponge, plus , bien sûr, que sa pratique véritable, en mène encore aujourd'hui, beaucoup à vouloir rivaliser avec le prétendu réel, vers la représentation, une sorte de réalisme du rien, de l'insignifiant dont on peut se demander quand même ce qu'il a à nous offrir d'autre que la satisfaction toute narcissique d'avoir monté face aux choses du monde une petite choucroute de mots toute garnie de cette complaisance à se dire qu'on était là, qu'on avait à la main ces choses et tout ce cadre dans les yeux.

  9.
Passé d'Emaz à Maïakovski. Au fond deux figures du poète au XIX. Et finalement

Poème des tours jumelles au bout de mon jardin

ou

la façon dans le jardin dont
plient le vert le rouge

tout le mûri mourant aussi des arbres
des plantes

ça ne va pas d'un coup
le jet d'un caillou dans les branches

un flux d'ailes

une montée plutôt d'humide de jouissance qui tremble [érafle un peu la lumière
sentir
que va bouger vraiment la terre sa distance élargie

qu'on entrevoit
dans la hauteur prête à tomber

des herbes

ou

désormais bien autrement perçue
à force

non pas de regarder
mais d'assembler

de bricoler autrement les signes

cette journée
dont le plus de réalité
demeurera cette abstraction étrangement sensible

cet écho déformé résonnant plus profond
comme au centre du monde

parmi les choses anonymes
ligne sans doute brisée
dessinant un espace

où loin

j'ose porter les mains devant mon visage
pour la bien voir


terriblement nommée

ou

pour me souvenir moi
une vie ordinaire sans rien
sans souvenirs immondes sans
grincements de dents

sans que je me sente obligé non plus d'être
absolument moderne

doutant de tout
ce que pauvrement je possèd

un corps des images à peine
un sentiment de la beauté des choses
un abri court

parmi toute une violence
chaleur lumière

tout un spectacle qui s'effondre

à l'origine une première dimension baudelairienne. C'est bien visible chez Emaz. Ce " bas " ce " lourd " qui chez lui " pèse comme un couvercle ".

ou

c'est un autre siècle qui commence        ici        dans la traversée
de cette lumière grave

accompagnée de        chutes de        tombées
où se liront d'        autres paysages
de vagues de        jardins retournés
de marches ralenties dans
l'écorce épineuse des        dunes puis des        ruines

tout un tracé fuyant
une brûlure brusquement
que bientôt personne ne saura plus dire

aucun vivant quelconque        prolongé

extrait de Quatorze propositions pour dire
cette autre journée qui s'effondre (11 septembre 2001)

 

Poème de l'impossibilité d'écrire encore un poème

alors
attaque l'air fauche
une gerbe de vent maigre

emportant loin l'ancienne symétrie
des yeux plus d'yeux la commissure des lèvres

a ce cri
sa bouche tordue de colère

puis tellement ça
cogne
cognés
trop noir le noir la gorge

sur
ceux qu'on traîne traînés vifs encore aujourd'hui
[dans la file
a son corps barbelé

son
visage

celui des autres
qui déchire

Cet étranglement du vivre. Ainsi dans ce texte que je relis pour Ecrit(s) avec ces traînées de pluie et ce triste hôpital, jusqu'à ces " cloches " finales qui cependant ne cognent plus avec furie. Car c'est là la divergence. Pas d'emphase chez Antoine E. Pas de ce bric-à-brac fantasmagorique que B. doit au courant " frénétique " de son époque issu en droite ligne du roman noir anglais. Et c'est là qu'on retrouve M. car chez lui l'emphase ou plutôt comme on disait dans ma famille, le tempérament est terriblement sensible. Cette énergie, cette volonté, un " moi " pléthorique qui le pousse à vouloir " arracher la joie aux jours à venir ". Et à pleurer avec tous ceux " que le nœud des midis " implacablement serre.
Il y aurait ainsi deux figures au XIX , représentant deux grands pôles ou deux grandes postures en matière de poésie. La posture du Mage en attente d'avenir et c'est Hugo, mais c'est aussi une des plus importantes dimension de Rimbaud ; et la posture du désenchanté ou de l'âme impuissante et c'est tous les poètes du spleen. Entre les deux encore les poètes impassibles. Les amateurs de pittoresque et de beauté plastique tenant le sentiment à distance.
Pour revenir à M., lui-même est aussi douloureusement affecté par la " stagnation mortelle " de l'existence quotidienne. " Elle reste toujours là des siècles comme avant. On ne la bat pas et elle ne bouge pas, la jument de l'existence quotidienne ."Et point de rencontre remarquable avec Emaz : " La graisse envahit les fentes de l'existence quotidienne et se fige, paisible et large. " " Le marais de l'existence s'est empli de vase, s'est couvert des lentilles d'eau du quotidien. ". Là encore se peut fonder une nouvelle opposition. Entre les poètes de la souffrance et les poètes de la jubilation. " Jubilation " : maître mot de la poésie de Jouanard. Et d'un certain nombre d'auteurs dont il se réclame. Ce qui n'exclut pas chagrins, douleurs, tristesse, réquisitoires et diatribes, mais on sent que tout le métier de vivre est orienté chez eux vers une espèce de quête presque systématique, en tous cas profondément réglée de la jouissance et d'une espèce de beauté à découvrir du monde. D'où cette irritation que l'on ressent parfois devant ce peu de dimension réellement combative, cette un peu trop grande connivence avec soi-même et la langue parfois qui les caractérise.
Le drame de Maïakovski : que le grand combat frontal des débuts de la Révolution, avec son évident entraînement d'idéal et d'illusions se soit émoussé avec l'affermissement des positions de la caste dirigeante et ait laissé le poète face aux petites et grandes mesquineries ordinaires. " La petite bassesse triviale " Il y a de la désillusion romantique dans cette destinée. Dans ce rétrécissement , ce rapetissement, comme le dit Jakobson dans son beau texte de 1931 sur la mort du poète. M. n'était pas fait pour ces stratégies de combat contre un tel adversaire fuyant et hypocrite qui applaudissait à ces vers comme à un simple spectacle, n'y voyant que prouesse sonore, se moquant terriblement du sens.
Alors quelle poésie pour le 3ème millénaire demande hardiment l'autre , pour faire à son tour spectacle de l'écriture et justifier sa position institutionnelle. Elle sera aussi de désillusion et de soliloque devant la foule. Ou bête, épaisse et corrompue comme elle.

  10.
Figure du poète de Baudelaire à nos jours. Pour une grande part du petit personnel enseignant aujourd'hui ce qui reste de littérature aux écoles, cette figure s'arrête le plus souvent aux surréalistes, Aragon, Eluard, René Char avec une courte avancée vers Francis Ponge auquel sont, il est vrai, consacrés un certain nombre d'études pédagogiques qui facilitent bien des choses.
On va de là pour faire un peu mode ou branché à la Petite Gorgée de bière et on proclame que les poètes actuels sont illisibles, qu'on ne sait pas ce qu'il faut en dire, alors qu'on n'a jamais vraiment essayé d'en lire. Il est vrai que leur diffusion presque toujours confidentielle par des maisons d'édition généralement à l'écart des circuits médiatiques ne facilite pas les choses.
Au niveau universitaire, à part quelques personnalités reconnues qui sont en même temps poètes, peu d'enseignants s'aventurent dans ces territoires mouvants de la modernité agile si bien que, comme l'écrit M.C.Bancquart, la plupart des jeunes professeurs qu'on projette dans les écoles se retrouvent face à la poésie contemporaine dans la position de quelqu'un " qui aurait arrêté sa culture musicale à Debussy et serait subitement transporté dans un festival de musique contemporaine ".
L'ambition toute nouvelle de J. Lang de faire entrer maintenant partout de la maternelle à l'université la création contemporaine et parmi elle bien sûr la poésie, est une tentative particulièrement louable de remédier à cette incompréhensible lacune. Mais cela suppose un important travail de remise en question de nos modes intellectuels de fonctionnement qui nous poussent davantage à la révérence envers ce qu'on nous a appris à considérer comme " les grands écrivains ", les " grandes œuvres ", toujours passées, qu'au libre examen critique des œuvres proposées par un présent insaisissable, en construction, à propos duquel aucune échelle de valeurs clairement posée ne peut nous soulager de tout engagement personnel de lecture et de pensée.

  11.
Poète : celui qui malmène la langue ou celui qui l'accomplit ? Qui la respecte ou qui la viole ? Voire qui l'accomplit en la violant ? l'anéantit par son respect ?

  12.
Si je comprends de mieux en mieux les choses, je reste cependant sans beaucoup de courage. Les milliers d'ouvrages de cette rentrée ! L'encombrement après de nos cervelles. Et le peu de tout cela qui nous reste. On le sait tous. Du moins passé un certain âge. Que ce n'est pas la littérature qui nous sauve. Non trop décidément de mauvais livres. C'est d'ouvrir avec elle progressivement les yeux sur l'illusoire réalité que nous

pourtant pas se lâcher maintenant la main
même si maintenant

on se dit fort

pas assez
fort

ça disparaît le jaune et rouge et pas si noir de la forêt

paisible

journée d'automne
une chance encore c'était aujourd'hui ce feu

dans les baraques

on est pris dans ce blanc maintenant leur gris presque pimpantes on
s'enfourne enfournés
sans cri

crier crier crier

autour
on remet la couleur la vraie nuit maintenant

même si verte devenue la cendre

leur millier de visages
cloués
sur le papier

la poudre éclair
le bitume de judée

qu'ensemble
tu regardes autrefois qui brûlaient
mais séparés toujours à

haute fructueuse température

Extrait de Par métier de visage
(après une visite du camp du Struthof par une belle journée d'octobre 2001).

Poème de l'espoir des peintres

mais blancs

ceux-là surtout traversent
montent toujours les escaliers de fer

un paysage autour de grand feuillage combustible
jaune durci de faines sur la bombe de la maison

la pesanteur de leur corps se franchit
d'un mouvement de la jambe

sans écraser

je parle d'eux visibles transparents

voyant ce blanc qu'est devenu leur geste la façon
qu'ils ont eu de pencher et de courber avec
sur eux les branches

le vif et le lent
faits ensemble pour le reste de la journée

quand

rose entouré de chair leur morceau de visage
parmi le sang la mousse

tout éclairait

qu'on n'était pas encore cette pâleur ce banc vide
à regarder par d'autres yeux

les crosses puis la mire

sans que s'accroche
leur rire au mu

quand
muette leur bouche au beau rose écaillé

rejaillit

pour saisir

l'ordre après d'un lieu calme onctueux

ces pensées
qu'éclairent des orpins la mélisse la rondeur
inhumaine d'un sein dans les couleurs du Primatice

ce jour lui ressemblerait presque accordé
gracié sûr du mouvement de ses mains
de son droit d'exister

d'arracher au chaos les choses familières

une odeur de matin puis les voix rayées bleues
en traversant la place

il est neuf heures
le peintre applique ses onguents ses clartés
sur les plaies d'un vieux mur griffé
d'ongles

en face

Extrait de De Vraies heures vivantes ( 2002)

prétendons cerner à grands coups d'artifice. C'est de voir à travers les œuvres les plus réussies se fissurer nos certitudes. C'est de redonner un corps problématique au monde.
Ailleurs, il est amusant et pénible à la fois de voir s'agiter les ficelles du succès. Obtenu. Simplement espéré le plus souvent. Ou fonctionner les gros pistons de la bêtise.
Dégoût voilà de tous ces livres. Et cependant de la sympathie, parfois de la tendresse pour ceux qui les écrivent . Toute cette humanité sensible et cultivée qui se débat au bord du vide.

  13.
l'idée que j'avais avec intimes, conjuguées… : de montrer la poésie comme le dernier carré des grognards à Waterloo. Poésie qui se meurt mais ne se rendra pas. C'est un dernier baroud de mots qui se resserrent, s'épaulent,font bloc, encerclés par le vide et se

replient (le premier vers) pour se lancer (le dernier) dans une contre-attaque suicidaire.
Mais l'idée, c'était aussi celle que j'avais plus ancienne, de l'inscription sur la pierre d'autel: idée de résistance mêlée à la prémonition d'une chose défunte.

  14.

Retrouvé cette note de février 99 : Concevoir mon écriture comme un tracé mental analogue à celui du peintre sur la toile. L'écriture est ici geste, engagement d'une dynamique se traduisant sous la forme d'un trait syntaxique. Le trait cependant ne tente pas de délimiter abstraitement un contour comme le fait le


philosophe. Qui essaie de définir un concept. Ce tracé est essentiellement une charge affective, émotionnelle, une succession de tensions ne répondant pas à une simple exigence d'expression rationnelle mais à la recherche d'une satisfaction esthétique personnelle. Le critère de l'achèvement de la forme est le sentiment de plénitude qu'à un certain moment elle me procure et qu'elle me renouvelle. Durablement.
Mais il faudrait définir plus clairement cette notion de satisfaction esthétique. Pas question ici d'un plaisir de forme qui serait indépendant du sens. Question plutôt d'une espèce d'évidence
discours de remise du Prix des Découvreurs à Ludovic Janvier

intérieure qui touche à travers la sensibilité, qui illumine au delà du cerveau. Sentiment que le mot est bien là sur la page, que les blocs de texte, leur jeu avec le silence, leur succession, leur rythme, le phrasé, les rapports d'image, le sens parfois indéfini encore qui s'en dégage, tout correspond à une sorte d'attente informulée qui prend là corps, trouve son exigence.

  15.
" Il faut avoir le courage de son goût et pas seulement de ses opinions, parce que je crois que le goût est une chose plus vitale encore que les idées. Il y a des choses qui ne peuvent pas passer. C'est un sens vital. C'est une chose qu'on ne peut pas faire, qu'on ne peut pas dire. Il s'agit d'attendre de ne pas être dégoûté par un mot…" F.Ponge (Pléiade p. 681) " La chose est formée presque dans le goût avant de commencer seulement à être dite ."
Travailler à élargir en profondeur son goût par des rencontres, des lectures. Cela ne se fait pas tout seul et d'un coup. Mais par une véritable ouverture, une volonté aussi d'accueil impliquant qu'on n'ait pas surtout peur de se voir remis en cause. Peur encore de découvrir les limites de son engagement dans l'écriture. De se trouver pauvre, étriqué, secondaire. Et qu'on aurait pu autrement ne pas l'être. L'être moins.
Penser des écritures vives, de longue haleine. A porter devant soi. Comme un chemin.

  16.
De profondes pensées toujours, du moins c'est comme cela que je l'éprouve en marchant dans la campagne au-dessus du village. Puis qui s'éteignent. J'éprouve peu l'envie de les retenir en les notant. Toutes brillantes ou solides qu'elles soient je préfère qu'elles passent ou s'insinuent en moi. Les avoir un instant accompagnées, les avoir un peu dirigées, en avoir reçu l'éblouissement suffit. Entrées, elles ne sont pas perdues. Sont l'expression d'une interrogation vitale qu'elles alimentent moins qu'elles n'en sont le symptôme. Et puis toute pensée a tendance à figer. Je suis, de loin, bien plus apte et sensible à suivre les mouvements. M'approfondir sans m'élever. En tous cas par l'idée. La pensée qui abstrait. Mais j'aime ces moments de grande clarté dans ma tête.

  17.
Fêtes amères de Noël. Plein de ressentiment envers moi-même pour n'être pas capable de maîtrise. Aucune perfection dans l'être. Heures, pensées, désirs : tout secoué, contradictoire. Ni dans l'ici, ni dans l'ailleurs. Pas plus à moi qu'aux autres. Alors, une succession de petites misères physiques. De raideurs dans le corps. Défaillances. Embruements.
" Chez les créateurs, et les écrivains en particulier, la tension est constante entre les valeurs du monde ordinaire - gagner sa vie, être un citoyen responsable, jouir d'une socialisation satisfaisante - et les valeurs du monde littéraire - se consacrer à l'écriture, devenir un auteur hors du commun, sacrifier le confort personnel à l'accomplissement d'une œuvre. D'où la multiplicité des modes de réalisation de soi comme écrivain, qui dessine cet espace des possibles complexe, où se côtoient une pluralité de comportements, de représentations, de valeurs." Nathalie Heinich Etre écrivain ( La Découverte 2000 ).
Vie de Marina Tsvétaïéva. Femme. Hors de toute maison. Et de toute raison confortable. Ecrit ce poème autour d'elle. Mais trop dans la pensée. Trop dans la poésie comme elle va aujourd'hui. Disant bien. Perçant peu. Dans la dimension satirique.

  18.
Lisant le Cantique des plaines de Nancy Huston. Drôle d'y retrouver tout à l'heure en surveillant mes élèves cette évocation du héros lanciné par son besoin de se délivrer d'un travail de professeur qui l'aliène pour se consacrer à son grand œuvre, une Histoire des conceptions du Temps. La manière dont, le jour où son épouse lui annonce qu'elle attend son troisième enfant, il lui annonce, lui, qu'il a choisi d'arrêter d'enseigner pendant un an ! ! ! Incompréhension de l'épouse qui subit quand même très chrétiennement son martyre. Impuissance du héros enfermé dans son bureau et soulagé le soir d'avoir à en sortir pour se mêler à la vie familiale… Rencontre heureuse de cette femme indienne après, choisissant des oignons. Grande et simple joie des corps qui se reconnaissent… Je n'ai jamais, en ce qui me concerne, rêvé d'abandonner mon métier. Dans l'ensemble, je ne déteste pas cette contrainte. J'aimerais seulement qu'elle soit un peu moins lourde, parfois. Et je m'arrange de plus en plus pour qu'il en soit ainsi. Sans que mes élèves en pâtissent. J'ai plus de mal avec les contraintes familiales. Sphère privée parfois un peu trop étroite. Besoin d'un temps dont je sois maître. Trouve mon équilibre à travailler ainsi, en partie pour les autres. A couper les trop grandes plages de travail solitaire. Souvent improductif. Ai toujours eu ce besoin de bien remplir mon temps. D'en être fier. Influence de cette formation par les instituteurs qui m'a tellement marquée et dont j'ai tant de mal à me délivrer. J'ai pourtant souvent remarqué à quel point le fait de m'adonner à de petites activités domestiques, voire le fait même de me promener en ville, de badauder, redonnait de l'allant à ma mécanique sensible et cérébrale. A condition que tout cela soit ponctuel. Que je n'ai pas eu le temps d'oublier le questionnement du moment. De relier la pensée à la petite agitation intérieure dont j'ai besoin pour donner un peu de poids, de substance et de nécessité à ma délicate existence.
Le texte sur M. Tsv. n'est pas si mauvais que cela, en définitive. A condition de ne pas me reprocher de n'en avoir pas écrit un autre qui me refléterait mieux, serait plus en accord avec la pente principale de ma nature au chant, à l'image décalée, en partie énigmatique. C'est un texte à coloration critique , qui reproduit en partie ce qu'il dénonce. Et où je suis à la fois l'enclume et le marteau. Donc pas toujours confortable. Sa conclusion surtout. A la fois l'évocation de l'échec d'une vie. Mais l'affirmation de la nécessité de la poésie : mon perce-neige. La poésie étant alors, par l'évocation de l'enfant, l'en avant attendu, espéré de la civilisation. Susceptible, à son tour, bien entendu de faillir. Mais ce serait criminel, sans doute, de lui refuser la possibilité d'incarner redoutablement, à son tour, cet espoir.

  19.
Aujourd'hui, une certaine poésie comme plaque d'enregistrement des aspects minuscules du monde.

  20.
Revenir aujourd'hui à ce carnet. L'écran tout illuminé d'un soleil matinal et longtemps attendu. Déluge ces derniers mois et délire d'activités dont je ne commence à sortir que pour y replonger sans attendre. Avec déjà en fin de semaine la rencontre avec Ludovic J., la lecture au Biplan et le 18, le printemps des poètes à Boulogne. Beaucoup lu aussi. Grâce en particulier à la préparation des rencontres de Boulogne aux Pipots. Et à la générosité de Freddy M. C'est lui qui m'a fait découvrir Mac Ilvaney et son Docherty. Trouvé dans ce dernier livre une phrase qui pourrait bien être une définition ou une explication de l'art et de la poésie tels que je les comprends :

La sensation que ses doigts lui transmettaient à cet instant ne devait plus jamais le quitter totalement, comme une brûlure qui assourdit tout contact ultérieur pour le réduire à une simple douleur ravivée, l'une de ces perceptions qui perdurent précisément parce que leurs vérités dépassent le champ de nos compréhensions rationnelles, elles n'en ont nul besoin, même si notre entendement reviendra à maintes reprises les illuminer pour en rendre les mystères plus intenses.
Donner la note d'une expérience vitale de présence/absence dans le monde, qui ravive l'expérience initiale et habite la sensibilité, la conscience, de manière durable, tout en dépassant le champ de la compréhension rationnelle, avec sa part d'étrangeté, d'obscurité, mais en s'éclairant aussi chaque fois d'une évidence intellectuelle qui n'en épuise pas le sens.

21.Comprendre que ce que le poète écrit, pas plus que ce que l'artiste peint, n'est nécessai-rement lisible, visible. Comme dans ce fond de tableau de l'Angelico à Cortone (Musée Diocésain) où les paroles , le dialogue entre Gabriel et Marie, dont la symbolique
est pourtant remarquable ici de subtilité dans sa disposition sur la toile
ne pouvaient à l'origine être lues par l'assemblée des fidèles, le tableau étant
installé sur l'autel. Eloigné d'eux. Il y a donc pour l'artiste à dire
pour d'autres que le public. Sinon à Dieu, à lui-même du moins. Comme
lorsque j'utilise l'expression de " mufles cadrés " à propos des
portraits de notables multipliés dans les palais vénitiens et
que cette expression renvoie pour moi à ce sens très
particulier que " cadré " présente dans l'univers
de la corrida où l'on parle au moment de
l'estocade, du matador qui cadre le
taureau. Ainsi le peintre a
cadré le puissant du jour
qui lui aura passé
commande. Avec en
perspective
toujours
la mort.
Grande
inévitable
estocade.

 

Georges

Guillain avec

l'écrivain algérien

Abdelkader Djemaï et

le jeune metteur en scène

Ludovic Longelin à Boulogne